Les piliers de Futurable

Journal d'un game designer

Cette série d’articles s’adresse aux chargé-es de mission, aux responsables de structures, aux animateurs territoriaux qui cherchent à déployer des jeux sérieux dans le cadre de leurs missions. Elle vise à les aider à comprendre certains concepts qui leur seront utiles pour cela.

 

Concevoir un jeu, même sérieux, implique une part de créativité. Le danger associé est bien connu : l’éparpillement. On se met à réfléchir à tous les jeux qu’on a apprécié, toutes les mécaniques astucieuses qu’on aimerait glisser dans notre prototype. On se dit que « plus il y en a, mieux c’est ». Évidemment, c’est faux : on gagne toujours à épurer son jeu.

Comment procéder ? Quelle boussole suivre pour tenir un cap à toutes les étapes de la création d’un jeu ? Nous répondons à cette question en nous appuyant sur des « piliers1 ».

Pour l’adaptation de Futurable en jeu de société, choisir ces piliers était facile, car nous avions quatre ans de pratique du jeu sérieux pour nous guider. Notre équipe de conception est arrivée aux quatre cooncepts suivants :

• Dystopie avec espoir (#encapacitation)

• Vivre et comprendre la systémique

• Sensibilisation aux enjeux climatiques

• Jeu coopératif, exercice de démocratie (# intelligence collective)

Dans mon travail de conception, je les ai reformulés en

• Dystopique

• Encapacitant

• Coopératif

• Systémique

Vous noterez que j’ai exclu la référence aux enjeux climatiques, qui relèvent plutôt de la thématique du jeu, mais ne donne pas d’indications sur ce qui se déroule, ludiquement, autour de la table. J’aurais pu conserver un pilier de « sensibilisation », mais je considère, à ce stade qu’il est contenu dans les autres.

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Dystopique

Une dystopie, c’est une utopie qui tourne mal. C’est, dans notre cadre, l’histoire de la « civilisation du pétrole » qui se heurte au scénario pessimiste du GIEC. On fait donc le choix, au début du jeu, de placer les joueuses dans une situation de catastrophe totale. Ça pourrait être décourageant, mais ça s’accompagne d’une responsabilisation : les personnages sont le « seul espoir » de leur territoire, et la catastrophe initiale n’est que le début d’une histoire sur laquelle ils ont prise. Ce qui nous mène au second pilier.

Encapacitant

Traduction d’empowerment, c’est à dire le gain de confiance et de capacité d’agir. Il s’agit d’amener, à travers le jeu, les joueuses à améliorer leur capacité à changer les choses (aussi dans la vraie vie!). En termes de mécaniques de jeu, ça signifie qu’on va privilégier les dynamiques créatives, avec des choix signifiants, et des conséquences positives croissantes en réponse à leurs actions. En regard de la dystopie préalablement citée, on obtient une dynamique narrative propre à l’expérience « Futurable » : la confiance, durement gagnée, que la traversée d’épreuves difficiles pour le territoire peut souder ses habitants autour d’une vision commune de l’avenir.

Coopératif

Futurable est un jeu « à causer », qui parie que faire ensemble, dans la réalité, passe par élaborer une vision commune, convergente, de l’avenir de son territoire. Nous cherchons, dans la version jeu de société, à renforcer ça en poussant le groupe à échanger, à s’entraider. Par exemple, à va doter chaque personnage de capacités uniques, spécifiques, qui forceront la coopération pour atteindre des objectifs communs. Les ressources sont également communes, et une bonne part du temps de jeu est occupée à se mettre d’accord.

Systémique

« Tout est lié » est la prise de conscience que nous cherchons à provoquer chez toute joueuse de Futurable. Entre angoisse et émerveillement, on va chercher à connecter les éléments de jeu entre eux, à provoquer des effets «domino » surprenants mais crédibles. Les conséquences des actions et inactions des personnages doivent apparaître logiques, et générer une envie de soin dans leurs choix. « Attention, si on réduit trop les transports, est-ce qu’on ne créé pas de l’enclavement ? » ; « L’énergie est en chute libre, il faut s’assurer que ça n’aura pas de conséquences néfastes pour la santé ! »...

Crédit image Eve Barlier

En pratique, on va garder cette boussole sous les yeux pour chacun des choix de conception de notre jeu. Face à un déséquilibre, on vérifiera que nous corrections servent toujours un ou plusieurs de ces piliers. Face à une nouvelle idée, on pourra facilement juger si elle nous rapproche de notre objectif, ou si on peut l’élaguer sans changer fondamentalement l’expérience.

Pour finir, voici quelques réponses aux questions qui vous viendront peut-être au moment de définir les piliers de votre jeu :

• Formulez vos piliers comme des concepts. Ce sont des émotions, des idées qui traversent les joueuses pendant la partie. Voyez les comme des objectifs généraux (ex : l’urgence) plutôt que comme des objectifs opérationnels (ex : un sablier, qui est une manière parmi d’autres de générer un sentiment d’urgence).

• Limitez le nombre de piliers (5 semble un maximum). Chercher à tout faire, c’est tout mal faire. Faites le choix d’une ossature solide, le reste va croître organiquement dessus.

• Les piliers peuvent évoluer. A mesure des itérations et de l’évolution du projet, vous constaterez peut-être que vos choix initiaux ne sont plus pertinents. Prenez régulièrement de la distance et le cas échéant n’ayez pas peur de remplacer un pilier par un nouveau.

 

C'est tout pour aujourd'hui ! A bientôt

 

Paul S

Mars 2024

1 - J’avais tendance à parler de « fondamentaux », ou « d’étoiles » à suivre, mais j’utilise ici le terme employé par Aurélien Lefrançois, dans sa formation sur le Game Design.